« La lutte anti-terroriste engagée au Sahel n’est pas efficace du tout »

13. Februar 2020   ·   Youssouf Coulibaly

Dans l’interview, Dr. Youssouf Coulibaly, expert en sécurité malien et professeur de droit international à Bamako, critique les résultats des différentes missions internationales au Mali. Au lieu de l'unité spéciale française "Takuba", l'Allemagne devrait, selon M. Coulibaly, soutenir plus durablement la Force conjointe du G5 pour le Sahel, fournir une aide financière plus importante et soutenir les prochaines élections.

1. Actuellement, la situation sécuritaire au Mali fait l’objet de débats réguliers dans les capitales européennes. Selon vous, quels sont les défis les plus grands au Mali ?

Aujourd’hui, le Mali et les quatre autres pays du Sahel (Mauritanie, Burkina Faso, Niger, Tchad) sont confrontés à un problème sécuritaire. Le défi est un défi énorme : la stabilisation et l’éradication des groupes terroristes, des bandits armés, le trafic de drogue et d’êtres humains, de la migration ou de l’immigration illégale. Le principal défi aujourd’hui, sera de stabiliser, et de sécuriser cette zone. C’est une zone immense, plus grande que l’Europe. C’est le plus grand défi en termes de sécurité. Mais évidemment, il y a aussi d’autres défis : le Mali, comme tous les pays au Sahel, est vulnérable. Les indicateurs de développement sont très dégradés en ce moment.

2. Comment évaluez-vous l'engagement international au Mali – de la France, de l'UE et de l'ONU?

À partir de 2013, depuis l’intervention du Serval alors que les forces françaises ont arrêté l’avancée des terroristes vers le sud, il y a eu une augmentation du nombre d’agents, de soldats, de contingents de la France et de l’Europe, ainsi que de beaucoup de pays de l’UE, dont l’Allemagne, de l’ONU, et de la CEDEAO [Organisation régionale de l'Afrique de l'Ouest, note de l’éditeur]. La France est à la tête des opérations militaires contre les groupes terroristes au Mali. Ces interventions françaises n’ont pas donné les résultats escomptés de 2013 à aujourd’hui : Sept années d’intervention, de présence militaire française et l’on a constaté l’augmentation du nombre des attaques, du nombre de civils tués, et du nombre de soldats, que ce soit des soldats réguliers du Mali, des soldats français, ou des soldats appartenant à la mission des Nations Unies.

Par rapport à MINUSMA, la mission des Nations Unies pour la stabilisation du Mali, les résultats ne sont pas non plus à la hauteur de nos souhaits. Pourtant, les Nations Unis déploient beaucoup d’efforts dans le cadre de la stabilisation. Leur intervention se limite toutefois à empêcher que des civils ne soient tués, à aider l’administration à s’installer et à aider au retour des réfugiés. Quand vous prenez en considération ces étapes de fait, et si vous les conjuguer avec les efforts des autorités françaises pour intervenir militairement contre les terroristes, vous verrez que le résultat est maigre. Ceci explique même aujourd’hui beaucoup l’agitation de la société civile malienne contre la présence française au Mali.

3. Quel degré de soutien y-a-t-il auprès de la population par rapport aux différentes missions? Pourquoi?

Sans L’UE, sans la France, le Mali serait aujourd’hui occupé par les groupes terroristes. La question du soutien a été ramenée lors du dialogue national inclusif qui a été organisé par le gouvernement du Mali et qui a vu l’intervention de toutes les couches de la société malienne. C’est pour cela que le gouvernement français était vraiment inquiet jusqu’à ce que le Président Macron invite les Chefs d’États du G5 Sahel pour venir répondre officiellement à la question : « Est-ce que vous voulez de notre présence, ou pas? » Parce que cela a été entendu à un niveau très élevé; toutes les manifestions organisées contre la présence des troupes françaises et internationales. Il y avait beaucoup de tendances qui pensaient que, franchement, l’intervention internationale est insignifiante, elle n’apporte pas grand-chose, elle ne fait qu’aggraver la situation, il faut leur demander de partir. Mais, pour nous, les spécialistes des questions sécuritaires, cela est une très mauvaise idée. Parce que tout simplement, lorsque les troupes internationales partiront, qu’est-ce qui va les remplacer? Ils partiront avec tout, même le financement. Cela va poser énormément de problèmes. Le Sahel et le Mali risquent même de devenir un danger pour l’Europe parce que cela va déstabiliser gravement les frontières de la migration. Tant qu’il n’y a pas de stabilité, les jeunes ne vont pas rester dans ces zones, là, où ils risquent d’être tués. Ils seront tentés d’aller vers le bien-être.

4. Selon vous, quel rôle la Force conjointe du G5 Sahel devrait-elle jouer au Mali?

Le G5 Sahel a été créé pour stabiliser et lutter contre les terroristes. Mais le G5 Sahel manque considérablement de moyens, de moyens humains, de moyens matériels, de logistique de guerre. L’idée qui a animé la création du G5 Sahel est une très bonne idée. C’est l’opérationnalité qui a créé de gros problèmes. Moi, personnellement, je forme les troupes du G5 Sahel. Je remarque qu’eux même, ils ont envie d’en finir avec le terrorisme, la migration, avec l’instabilité de nos frontières. Mais il manque vraiment de moyens. Même si l’Allemagne nous donne beaucoup de blindés de combat, il faudrait que nos soldats, qui sont sur place, soient capables de les manipuler. Il faudrait aussi avoir des pièces de rechange et des moyens d’entretien. Personne ici n’est aussi qualifié pour les entretenir sans la présence de l’Allemagne, de la France ou de la Belgique. Cela explique un peu que le degré d’engagement doit vraiment être revu d’une manière stratégique et d’une manière mieux adaptée au contexte actuel.

5. Il y a environ un an, vous avez préconisé une réorientation des missions internationales de l’UNO et de l’UE, dans lesquelles l’Allemagne est également engagée. Y-a-t-il eu des changements ?

Oui, effectivement, ce dernier temps, on a constaté que nos appels, nos cris du cœur ont été entendus, surtout par l’Allemagne, à travers un certain nombre d’actions concrètes qu’ils ont menées sur le terrain. [Dans l’interview, note de l’éditeur] j’avais mis l’accent sur le développement local parce que la crise s’explique souvent par l’absence du développement dans beaucoup de zones. Cette absence de développement pousse la jeunesse à s’engager avec les groupes terroristes pour un peu gagner de sous et subvenir à leurs besoins. Je pense que notre appel a été entendu et que les efforts sont en train de venir petit à petit. Mais c’est très lent, très timide. Ce qui est urgent aujourd’hui, je vais le répéter : il faut vraiment investir dans les projets à impact rapide. En même temps, il faut former les agents de sécurité et leur permettre d’aider l’État à s’installer dans toutes les régions du Nord. Parce que sans la présence d’État, même si l’Europe vient financer et aider, il n’y aura pas de suivi.

6. Lesquelles seraient vos trois recommandations concrètes pour l’engagement de l’Allemagne et de l’UE au Mali?

Il y a beaucoup de conseils, beaucoup de sollicitations en fait, qu’on pourrait demander à l’Allemagne : Premièrement, d’orienter sa participation dans l’effort de la stabilisation du Mali, dans les domaines de l’investissement et de la création des micro-projets pour les paysans. Deuxièmement, de la réforme institutionnelle, parce qu’au mois de Mars, on aura les élections législatives. L’Allemagne peut intervenir dans la formation des agents électoraux pour que l’élection se passe bien. Si l’élection ne se passe pas bien, tous les efforts seront anéantis. Troisième conseil : l’Allemagne doit revoir sa stratégie par rapport à son implication dans l’effort du combat contre les terroristes. « Revoir sa stratégie » veut dire tout simplement : apporter plus de soutien matériel, plus de soutien logistique aux groupes du G5 Sahel et ne pas penser que cela va permettre au G5 Sahel d’éradiquer ou de stopper la migration. Cela n’est pas vrai. Pour stopper la migration, il faut investir dans les zones où les jeunes quittent leurs familles pour partir. Voilà, trois petites préoccupations. 

7. Que pensez-vous de la nouvelle unité spéciale « Takuba »?

Cette idée de nouvelle force spéciale n’est pas totalement la bienvenue pour beaucoup de personnes ici au Mali. Les gens pensent que cela va être une autre structure qui va encore engendrer des dépenses inutiles. Beaucoup pensent qu’il faut renforcer aux structures existantes, telle que Barkhane et le G5 Sahel. Le « Takuba » est un mot touareg qui signifie « le sabre ». Pour les Touaregs, quand le sabre sort, c’est pour aller tuer ou faire la guerre. Cela veut dire que cela va être une force spéciale uniquement entrainée pour faire la guerre, alors que les expériences de l’Iraq, de l’Afghanistan et de la Syrie nous ont montrées que la guerre n’est pas la solution. Notre inquiétude concerne la composition de cette force spéciale : est-ce que cette force spéciale sera uniquement composée de soldats français, ou européens seulement, ou est-ce que cela serait une force mixte avec les Africains ? Si vous prenez cet angle d’analyse, vous allez voir que ce sont les mêmes états-majors de l’armée qui vont fournir les mêmes éléments – les mêmes éléments que vous allez retrouver dans le G5 Sahel, vous allez les retrouver dans cette force spéciale.

La lutte anti-terroriste engagée au Sahel n’est pas efficace du tout. Elle n’est pas uniquement militaire, parce que cette lutte est une lutte de tous les jours qui doit être menée par les populations civiles, par les autorités administratives, et aussi par les militaires. Mais on a résumé cela à une lutte militaire. Cela fait que les populations civiles reçoivent souvent des terroristes dans leurs familles, ils les hébergent même, ils cohabitent avec eux, parce que tout simplement, la société civile n’est pas impliquée dans la lutte.

Deuxième point par rapport à cette force spéciale, c’est le problème de coordination entre les acteurs. Quand il n’y a pas de coordination, même si on crée cette force spéciale, cela ne va pas donner les fruits escomptés. Donc, l’idée d’une nouvelle force spéciale, je ne pense pas que cela soit la solution. Mais peut-être cette force spéciale peut travailler en collaboration avec les membres du G5 Sahel. Moi, je pense que c’est cela qui est sage et qui peut porter fruit.

8. L’Allemagne devrait-elle contribuer ? Que souhaitez-vous de l’engagement allemand ?

Jusqu’à présent, la présence de l’Allemagne est très acceptée et très aimée par les autorités, les populations civiles parce qu’ils savent que lorsque l’Allemagne vient, c’est concret.

Aujourd’hui, je pense que l’Allemagne doit redynamiser le ballet diplomatique. Dès maintenant, absolument, il faut avoir des partenaires fiables, l’Allemagne doit avoir réellement son accès, son propre réseau auprès des Maliens, qui permettra d’être là dans les années à venir sur tout le plan. Parce que le domaine est très vaste, le développement est incontournable, l’espoir est là et les richesses naturelles aussi sont là, l’énergie est là. Il suffit seulement d’avoir une stratégie diplomatique qui permettra à l’Allemagne de consolider sa place au Mali. Et déjà, les différentes présences allemandes qui sont déjà très appréciées par les populations civiles et par les autochtones. Surtout, si vous allez dans les localités, vous voyez des projets GIZ dans les zones là, où vous ne les imaginez même pas. Cela veut dire qu’il faut renforcer et consolider ces acquis.

9. Que souhaiteriez-vous pour l’avenir du Mali?

Mon vœu pour le Mali est un Mali stable et développé, débarrassé de tous les terroristes, ayant tissé de bonnes relations avec nos amis européens qui sont des modèles de développement fantastiques et qui peuvent partager leur expérience de développement avec nous. On a les richesses, on a les ressources naturelles qui peuvent peut-être nous aider à mettre en place des services de développement dans une opération gagnant-gagnant, dans un Mali de paix. Je veux que nos amis européens soient libres de venir au Mali, partir faire du tourisme dans le Sahel ou assister à des festivals dans le désert sans avoir peur d’être kidnappés.

L'interview a été réalisée par Julia Friedrich et Marie Wagner le 23 janvier 2020. Elle a été éditée par souci de clarté et de concision. Une version allemande et une version anglaise ont déjà été publiées sur ce blog.

Friedenseinsätze Stabilisierung Mali

Youssouf Coulibaly

Dr. Youssouf Coulibaly est professeur à l’Université des Sciences Juridiques et Politiques à Bamako. De plus, il est engagé par le ministère de la Défense au compte de L’École de Maintien de la Paix „Alioune Blondin Beye“ (EMPABB) de Bamako pour la formation des militaires, des policiers, des gendarmes et des civils du Mali et de toute l’Afrique. Il est chargé de sélectionner les soldats qui doivent participer aux opérations de maintien de la paix au niveau de l’Afrique de l’ouest et au niveau de l’Union Africaine